« Investir son quartier : embellir »

I.  Embellir : mission impossible ?

  • L’embellissement est considéré comme un sujet mineur –voire provocateur– au regard des urgences et des catastrophes sociales, environnementales ou sanitaires qui dictent les priorités politiques et militantes. Il semble de bon sens d’imposer le nécessaire avant de penser à l’agrément.
  • Or, embellir n’est pas seulement une question esthétique ni un intérêt superficiel réservé  aux « bobos » gentrificateurs. Cette accusation sert à monter les habitants des quartiers populaires les uns contre les autres et à discréditer comme « bourgeois » tout souci d’embellissement, comme si les catégories populaires se complaisaient dans la saleté et l’habitat dégradé. Ainsi en va-t-il des critiques faites à la « végétalisation » des rues et autres ornementations dans l’espace public.
  • Contre ces visions étriquées nous affirmons que nous, habitants toutes catégories confondues, aspirons tous à une vie belle et bonne et à une ville qui la rende possible.

De qui l’embellissement des quartiers/de la ville est-il la responsabilité ? Des pouvoirs publics ? Des habitant.es ?

Quels en sont les objectifs et les intérêts ? Pour qui embellir, pour quoi ?

L’état de dégradation et d’abandon des quartiers populaires, en plus d’être quotidiennement mortifère, ne justifie-t-il pas à la fois la dévalorisation de nos quartiers/modes de vie des habitants et l’interventionnisme redouté des urbanistes ?

Comment embellir nous-mêmes nos quartiers en évitant de faire le jeu de la « montée en gamme » et de la « requalification » programmée qui vise à nous disqualifier et à remplacer les habitants actuels par des gens plus riches et orienter les commerces vers le tourisme ?

Nous refusons ces projets d’artificialisation du territoire, ces aménagements touristiques, ces hôtels et boutiques de luxe, ces galeries commerciales, ces requalifications minérales d’un côté et cette « charte de végétalisation des rues » de l’autre.

Qui décide de ce qui est beau, de ce qui a de la valeur ou non ?

Que peut-on entreprendre pour redonner du sens et de la beauté de nos existences, à l’endroit où l’on vit ?

II. Une expérience vécue : Noailles. C’est notre base.

Récit d’une ruinification planifiée

À Noailles comme ailleurs, beaucoup d’habitant.es déplorent que leur quartier soit mal entretenu et à l’abandon, dévalorisent leur cadre de vie et préféreraient le quitter. Personne n’aime vivre dans la saleté des poubelles et des rats, le bruit des moteurs et des klaxons, la poussière des rues et des chantiers. Les rideaux des commerces désertés restent baissés, les portes sont cadenassées, les fissures lézardent les façades, les enfants n’ont pas d’aire  de jeu, il n’y a pas de banc sur lequel s’asseoir à l’ombre pour discuter, etc. Les bâtiments dégradés nous renvoient une image négative et dévalorisée de nous-mêmes. Un grand fatalisme règne : on se sent impuissant à changer la donne car survivre et tenir en équilibre prend déjà toute l’énergie et le souhaitable paraît hors d’atteinte. Nous sommes dans un cercle vicieux qui fait le jeu de ce que nous redoutons déjà ou devrions redouter : les gens modestes finiront par se faire chasser du quartier ou par s’en chasser eux-mêmes au profit des promoteurs et investisseurs qui cherchent à tirer profit d’un abandon orchestré pour faire baisser le prix du foncier.

Propositions concrètes pour Noailles

  1. Investir le quartier, s’approprier collectivement la rue et les places.

– Par l’occupation physique de l’espace public : s’installer  périodiquement  sur  des  Tables de Voisins, partager un goûter/repas/apéro, grillades, jeux, sans autre motif que celui de passer un moment ensemble à discuter et faire des choses ensemble > Place Homère, pour commencer ?

– Par des activités communes : peindre dans la rue, fabriquer du mobilier urbain pour s’installer confortablement, faire de l’ombre pour l’été, des décorations impliquant les enfants et adolescents (fresques, fanions etc) refaire une banderole et entretenir le mémorial, transformer les déchets et rebuts en jardinières, créer des espaces agréables et sécurisés pour les jeux d’enfants, s’entraider pour les démarches administratives en matière de logement (fiches de signalement insalubrité etc).

– Par la parole : dès septembre, un collectif d’environ 4/6 crieurs publics se relayera   dans le quartier pour crier les paroles des habitant.es recueillies via 9 boites aux lettres réparties dans différents commerces et associations – des volontaires peuvent les rejoindre.

Nous pouvons imaginer de recueillir aussi des récits et paroles échangées pour leur transmettre à crier. Piste : les élèves de l’école Chabanon pourraient piloter ce recueil.

– Par l’affichage : les images, les paroles, les questions, les solutions, les propositions  qui émaneront de nos rencontres sont mises en page sur des affiches et collées dans le quartier régulièrement.

– Par la médiatisation : ces contenus sont publiés sur de courts et artisanaux fanzines distribués lors des marchés, dans les commerces, les associations, les écoles, et restituent les échanges / rencontres de quartier et invitent aux prochains. Ils peuvent être repris et archivés sur un blog en ligne – et aussi criés dans la rue ? Une idée de plateau radio / podcast co-pilotés par dans jeunes est en réflexion.

2.   Construire le futur du quartier

– Par l’élaboration d’un projet collectif pour le  lieu  de  l’effondrement  et  des  démolitions (rue Aubagne, rue La Palud) : détailler le dispositif des nouveaux commanditaires et les conventions cadres sur lesquelles s’appuyer, rentrer dans le détail (document dédié).

– Par l’animation musicale et artistique : pourquoi pas un Noailles Social Club Orchestra qui se produirait/répéterait une fois par semaine en extérieur ? C’est faisable avec une batucada par exemple:) mais aussi avec une chorale, avec une fanfare, un groupe de danse etc. Voir avec Dunes, rue de la Palud, ou local FO pour un lieu de répète intérieur.

– Par l’instauration d’un temps fort annuel de quartier à une date symbolique, type fête   du quartier/Noailles Pride.

– Par la création d’une coopérative de gestion immobilière de quartier, créatrice de nombreux emplois dans toutes les filières, de l’administration et gestion des biens jusqu’à la conciergerie, l’entretien des bâtiments, etc.

III.  Propositions pour Marseille

Sur la base de cette réflexion partagée sur Noailles, nous avons recouru à d’autres exemples concrets de projets, luttes, initiatives et expériences vécues dans nos quartiers populaires en matière d’embellissement au centre et au nord de la ville. Consultez en annexe celui des Labourdettes quand l’embellissement sauve une lutte, celui de la  Plaine, d’Un centre ville pour tous, ainsi que celui de la coopérative Hôtel du nord dans les quartiers des  15 et 16èmes arrondissements de Marseille.

Ces exemples permettent d’identifier les enjeux et les leviers sociaux et politiques pour construire ensemble des propositions tant conceptuelles que pratiques qui tentent d’éviter    les écueils identifiés.

Parce qu’en effet, les enjeux sont de taille pour Marseille.

La thématique de l’embellissement, loin d’être superficiellement cantonnée à des rapports esthétiques, pose frontalement la question de la teneur, de la profondeur, du relief, de la saveur, de la qualité et de la valeur de nos modes de co-exister et d’habiter ensemble nos quartiers. Embellir notre quartier, dès lors, c’est reconnaître et désigner ensemble ce qui a de la valeur pour nous-mêmes et concourir ainsi à le faire respecter,  à en prolonger l’existence  et le protéger des intérêts adverses. Cette description -mise en mot- mise en valeur doit être travaillée collectivement, argumentée et communiquée en dehors des quartiers. Ce  processus de valorisation est la clé de voûte de l’affirmation / de la qualification politique des habitants des quartiers populaires, nous permettant de ne plus subir les effets négatifs de la dégradation et dévalorisation de nos vies de quartier et de se positionner en garants de notre propre « patrimoine », par nous-mêmes désigné. Dès lors, le rapport de force peut s’en trouver inversé et nous permettre d’énoncer règles d’usage de l’existant et propositions pour  le futur, d’imposer nos projets plutôt que d’avoir à lutter contre ceux de l’adversaire.

IV. Ainsi

  1. L’embellissement de nos quartiers est un processus global qui vise à faire reconnaître et respecter la valeur de nos existences, de nos modes de vie, de nos usages des espaces et du temps.
  2. C’est également redonner collectivement du relief et de la profondeur à notre expérience commune.
  3. Ce qui est beau doit être protégé et valorisé ( ce qui est beau c’est nous, les humains  qui   y vivent), la mixité sociale doit faire référence. Nous pouvons nous saisir  des  trois fonctions du patrimoine : désigner ce qui fait patrimoine, le valoriser et le protéger.
    « La valeur du patrimoine pour la société » a fait l’objet en 2005 d’une convention cadre, celle de Faro, portée par le Conseil de l’Europe. Le texte existe, il nous permet d’inventer les applications.
  4. Nous sommes attachés à un mode de vie de quartier basé sur une occupation libre et spontanée de l’espace public permettant les rencontres, les échanges et l’entraide.
  5. L’aménagement de l’espace public doit correspondre aux usages qui sont les nôtres et    que nous valorisons.
  6. Le droit à la ville est poétique.

V. Notes sur notre processus

  • Nous avons décidé de parler de mémoire et de profondeur dans un premier temps puis de « patrimoine » pour désigner ce qui doit être conservé, entretenu, embelli. Des outils existent, que l’on peut -ou pas- emprunter aux gens dont c’est le métier si nous nous désignons « communautés patrimoniales » : étape suivante à définir. Il est ainsi utile de passer du temps dans les archives. D’enquêter : pourquoi tel ou tel aspect de la ville est important, pour qui ? Cela permet de construire un savoir, collectif, d’inventer nos propres  méthodes  au  long cours.
  • L’un de nos objectifs est de ne pas nous comporter comme « de bons pauvres », pittoresques, mais pas trop revendicatifs. Nous faisons face à l’esprit retors des pouvoirs  dans cette ville, qui sous couvert de « mixité » rejette ses propres habitants et rameute les touristes consommateurs. Nous tous avons une longue histoire de résistance, avec chacun notre géographie : la Plaine est un oppidum, Noailles un talweg ! Luttons.

Si cela passe par de la peinture colorée sur les potelets, des plantes partout dans les rues,  ce n’est pas bobo. Si cela passe par le biais d’un dispositif de la Fondation de France (Les nouveaux commanditaires : n’importe quel groupe peut en faire la demande), pourquoi pas ? Cela passera par les manifs, les batailles pour défendre nos arbres, nos bibliothèques… Défendre les quelques espaces verts qui perdurent, exiger que d’autres soient créés.

Cela passera avant tout par la vie que nous partageons dans nos rues et sur nos places : avec nos fêtes de quartier, nos vide-greniers auto-gérés, nos projections de rue.

Car nous sommes beaux, vivants et nous ne partirons pas !

ANNEXE

1- Belsunce – Association « les labourdettes ».

Récit de Marie Christie Aulas, première présidente de l’association en 2002.

Les habitants des 4 bâtiments situés rive ouest du Cours Belsunce ont réussi face aux institutions et grâce au patrimoine à imposer le retrait du projet d’agrandissement du centre bourse en 2008. Le 6 mars 2002 : dans le but de lancer la concertation préalable au projet de modification de la ZAC Bourse, les représentants de la Ville réunissent la population concernée comme l’exige le Code de l’Urbanisme. Pourtant les plans de Marseille Aménagement sont d’ores et déjà élaborés comme les montre l’une des riveraines. Ainsi commence la « concertation déconcertante ».

2 – La coopérative « Hôtel du Nord » dans les quartiers du 15 et 16ème arrondissement.

A partir de 1994, à la demande du maire Vigouroux, une expérience d’embellissement par le patrimoine basée sur les textes européens et l’approche intégrée a été instaurée par les services publics dans le cadre de la mairie de secteur, G. Hermier étant Maire.

Un poste de conservateur a été créé, mis au service du réseau des associations d’habitants. En 15 ans, une vingtaine de « communautés patrimoniales » ont surgi, réunies dans la commission patrimoine de la mairie de secteur. Elles s’auto-dirigeaient. Des labels patrimoniaux ont été utilisés ainsi que des moyens simples comme les balades publiques lors des journées européennes du patrimoine, puis les chambres patrimoniales. Le poste de conservateur n’a pas été renouvelé en 2010 (retraite) mais l’action se poursuit dans le cadre de la coopérative Hôtel du Nord créée par les habitants, elle continue d’évoluer et de faire vivre la fierté du nord.

3 et 4 – « Un centre ville pour tous » et La Plaine …….